Droit du marché carbone

1. – Définition et complexité du marché carbone

L’expression « marché carbone » doit son succès à sa simplicité apparente : le marché où se négocient des droits à émettre du dioxyde de carbone. Mais cette simplicité est trompeuse.L’idée même de marché carbone est fondamentalement complexe et dissimule des réalités disparates et de véritables chausse-trapes sémantiques. Tout d’abord, il n’existe pas un mais deux marchés : le marché réglementé et le marché volontaire qui, cependant, communiquent entre eux jusqu’à un certain point. Ensuite, qui dit « marché » se réfère a priori aux entreprises ; or, le marché réglementé procède d’engagements pris par des États mais transférés à leurs entreprises, ce qui implique des régulateurs multiples qui créent des systèmes d’échange de droits communiquant imparfaitement entre eux. Cette multiplicité explique sans doute également que la nature juridique des droits à émettre pose encore problème. De surcroît, le marché carbone ne concerne pas que le dioxyde de carbone mais cinq autres gaz dotés également d’un pouvoir de réchauffement de l’atmosphère, pouvoir calculé, il est vrai, par rapport au premier, qui sert d’étalon au marché éponyme. Enfin, il existe, pour le grand public, une difficulté en quelque sorte « cognitive » qui s’oppose à la compréhension du concept même de marché carbone qui repose, en fait, sur un paradoxe. Ce marché est communément présenté comme un moyen destiné à réduire les émissions de GES. Or, bien que les droits à émettre soient destinés à réguler les émissions de GES, ils n’en apparaissent pas moins, aux yeux de beaucoup, être des « droits à polluer ». Ce sont toutes ces difficultés de compréhension et d’interprétation que la présente étude doit résoudre.

2. – Plan

Ce sont également les difficultés susvisées qui tracent le plan de la présente étude. Il convient, en premier lieu, d’exposer brièvement la théorie économique des échanges de droits à émettre indispensable pour comprendre les mécanismes du marché carbone. En second lieu, en ce qui concerne l’étude proprement dite du droit du marché carbone, il est apparu fondamental de réserver autant d’importance, sinon plus, à la création des valeurs du marché carbone qu’à leurs transactions. C’est dans la création des valeurs que résident l’originalité et la difficulté d’analyse du marché carbone pour les raisons que nous venons d’exposer et qui tiennent, principalement, à la complexité et à la diversité du rôle des régulateurs. Les transactions, quant à elles, s’apparentent à des ventes nationales ou internationales de valeurs mobilières même si elles comportent des particularités qui seront ultérieurement développées, notamment en ce qui concerne les registres matérialisant ces valeurs et qui sont l’instrument indispensable de leur transfert de propriété. Nous consacrerons une partie de cette étude au marché volontaire dont l’importance économique est, pour le moment, très inférieure au marché réglementé et dont les grands traits pourront être définis par rapport à ce dernier.

Donner un prix au crédit de carbone : Le retour au « Juste prix » de la Scholastique ?

Quels sont les mécanismes de marché qui concourent à la formation des prix sur ces deux marchés ?

Les Marchés de carbon règlementés et le marché volontaire

Dans la théorie classique de la formation des prix, ceux-ci résultent directement de la confrontation de l’offre et de la demande globales. Leur confrontation doit provoquer les ajustements de prix, nécessaires à l’obtention d’un équilibre.

Mais l’existence d’un marché suppose que deux conditions soient remplies : les biens ou services en cause doivent être fongibles, c’est-à-dire de choses qui se remplace par des choses de même nature, de même qualité et de même quantité ; l’autre condition est qu’il y ait un lieu d’échange.

Le marché de carbon réglementé répond bien à ces définitions et catégories.

– Les quotas ou autorisations à émettre ont tous la même valeur : un tonne d’équivalent CO2.

– Des plateformes centralisées permettent les échanges au quotidien de toutes les parties du monde.

Tel n’est pas le cas du marché de carbone volontaire : il manque d’organisations centralisées d’échange et les crédits de carbone générés par les projets de réduction ou d’absorbation ont bien la même valeur au plan du volume unitaire mais différent sur les mesures de développement durable qui les accompagnent.

Comment donner un prix au carbone sur le marché volontaire ?

En fait, un crédit de carbone représente, à la fois, une réduction ou une absorption de GES mais également la réalisation d’actions diverses en faveur du développement durable : « beyond carbon » suivant l’expression consacrée et qui peuvent être illustrées par les icones, crées par les Nation Unies, et symbolisant des buts ou « Global Goals for Sustainable Development » (SDG).

Il en résulte que chaque projet de carbon est profondément différent et qu’il est difficile de l’évaluer sur une base objective. Ce sont les préférences des acheteurs par rapport à ces buts qui influent sur le prix.

Le « Juste prix »

Le juste prix est une notion développée par Saint Thomas d’Aquin qui assigne à un bien une valeur basée sur des fondamentaux qui doit être distinguée du prix de marché qui correspond à la « valeur courante » de ce bien. Le juste prix peut correspondre au prix potentiel estimé à partir d’éléments considérés objectifs (coût, utilité, rareté, etc.) ; à un substitut du prix de marché quand il n’existe pas de marché organisé donnant une référence fiable ; ou enfin, au prix souhaitable en fonction d’appréciations éthiques.

L’approche de Gold Standard semble s’en rapprocher.

L’ONG Gold Standard, l’une des principales organisations validatrice, a posé la question de la « valeur » d’un crédit de carbone. Pourquoi les crédits de carbone qui représentent le même volume de GES évité ont-ils des prix différents ? Pour y répondre, elle analyse trois notions :

1) Le marché volontaire ne peut s’en remettre simplement à la loi de l’offre et de la demande.

Son objectif est la sécurité climatique et l’accès aux droits humains fondamentaux tels que la nourriture, l’eau, l’éducation et une bonne santé. Ne pas tenir pleinement compte de la valeur réelle qu’ils apportent en termes d’avantages pour le développement au-delà du carbone peut accélérer une course vers le bas, ce qui signifie que les projets de la plus haute qualité pourraient être les premiers à échouer.

2) Un modèle basé sur les coûts prend en compte les coûts de mise en œuvre d’un projet et doit être utilisé pour aider à assurer la viabilité permanente des projets. Pour appuyer cette analyse Gold Standard utilise le modèle de prix minimum « Fair Trade ». Celui-ci calcule un prix minimum qui garantit que les coûts moyens des projets seront couverts, plus une « Prime Fair Trade » supplémentaire qui va directement à la communauté locale pour financer des activités et qui les aident à s’adapter et à devenir plus résilientes à un climat déjà changeant. L’ONG établit ainsi le prix minimum Fair Trade pour certains types de projets éligibles (d’efficacité énergétique, d’énergie renouvelable et de boisement / reboisement) :

– Efficacité énergétique : 8,20 € / tCO2e + 1 € de prime Fair Trade

– Énergie renouvelable : 8,10 € / tCO2e+ 1 € de prime Fair Trade

– Gestion forestière : 13 € / tCO2e + 1 € de prime Fair Trade

3) Les prix basés sur la valeur livrée. Les projets de carbone vont bien au-delà de l’atténuation des émissions de GES. L’utilisation d’un modèle axé sur la valeur pour fixer un prix pour les crédits de carbone doit vraiment rendre compte de tous les impacts environnementaux, sociaux et économiques d’un projet spécifique, c’est-à-dire à la fois en termes de réduction des émissions et d’avantages supplémentaires pour le développement qui peuvent transformer des vies.

L’approche de l’EPA : le coût social et environnemental.

L’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), de son côté, a publié un rapport, mis à jour en 2015, afin d’estimer le coût total du carbone pour la société. Il établit que pour chaque tonne de dioxyde de carbone que nous émettons dans l’atmosphère, nous sacrifions entre 11 $ et 212 $ en dégradation de l’environnement et en impacts sociaux négatifs.

Définir le juste prix des crédits de carbone est une tache complexe tant les déterminants sont nombreux et variés. Cependant, l’évaluation de l’EPA peut nous aider à définir un « prix plancher ». L’acheteur de crédit de carbone doit savoir qu’en dessous de son seuil inférieur soit 11 $, le prix du carbone n’est pas à la hauteur des enjeux environnementaux.

Neutralité Carbone, Carbone net zéro, Carbone négatif De quoi s’agit-il ?

C’est l’occasion de rappeler la signification de cette expression et celle de formules voisines : « Net zéro » et « carbone négatif ».

A. La neutralité carbone est l’équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre (GES) d’origine humaine, et leur retrait de l’atmosphère par l’homme. La différence entre la quantité de gaz émis et la quantité de gaz extraits de l’atmosphère est alors de zéro. Dans ce dessein, les entreprises appliquent le mécanisme de compensation carbone : contrebalancer ses propres émissions de CO2 par le financement de projets de réduction d’émissions de GES. La compensation carbone consiste par exemple à investir dans des projets de plantation d’arbres, de protection contre la déforestation ou d’énergies renouvelables. Mais la neutralité carbone ne comporte pas d’engagement en termes de réduction des émissions de GES.

B.Zéro émission nette ou net zéro. Certaines entreprises, plus ambitieuses, étant déjà parvenues à la neutralité carbone, s’engagent à atteindre le « zéro net émission ». Il s’agit alors d’intervenir en amont afin de réduire les quantités de GES résultant de leurs activités. Par exemple, Capgemini a atteint en 2020 son objectif de réduire de 30% ses émissions par collaborateurs, en agissant sur la décarbonation de ses opérations à fort impact : les voyages d’affaires et la consommation d’énergie dans les bureaux. De même, Google (qui est neutre en carbone depuis 2007) s’est engagé à ne plus émettre de CO2 du tout d’ici 2030, notamment en alimentant en totalité ses besoins énergétiques par des énergies propres.

C.L’étape ultime est de devenir « carbone négatif » : éliminer plus de carbone que ce qui est émis, à l’aide de Technologies d’Elimination du Carbone (TEN). Les TEN sont les mêmes que celles utilisées par le mécanisme de compensation carbone : afforestation, reforestation, séquestration du carbone dans le sol, stockage du carbone etc. C’est l’engagement pris par Microsoft : l’entreprise souhaite compenser d’ici 2050 tout le carbone émis par son activité depuis sa création en 1975, compenser sa consommation d’électricité avec des énergies renouvelables d’ici 2025 et se passer du diesel pour sa flotte automobile d’ici 2030.

Droit et pratique du mécanisme pour un développement propre du protocole de Kyoto

Par le Protocole de Kyoto, les pays développés se sont engagés à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 5% par rapport aux niveaux de 1990 sur une période allant de 2008 à 2012. Cet engagement est assorti de mécanismes dits « flexibles » par lesquels ces États sont autorisés, soit à échanger entre eux des droits d’émission de GES, soit à développer entre eux, des projets industriels ou énergétiques réducteurs de GES (procédure de la Mise en OEuvre Conjointe – MOC), soit, enfin, à réaliser dans les pays en développement des projets réducteurs de GES selon le Mécanisme de Développement Propre (MDP).
De tous ces mécanismes, le MDP revêt une importance particulière tant par sa nature que par son potentiel économique et financier. Politiquement, il se présente comme le seul mécanisme par lequel les pays en voie de développement contribuent de façon volontaire aux réductions d’émissions de GES tout en accueillant des technologies contribuant à leur développement. Sur le plan financier, les « crédits carbone » que le MDP devrait générer sur la période de 2008 à 2012, atteindraient plus de 3,7 milliards de tonnes métriques d’équivalent-CO2 soit environ 75 milliards de dollars.
Formidable enjeu écologique et financier, le MDP se fonde sur des procédures totalement novatrices qui trouvent leur origine dans le droit international public mais combinent, dans leur application, des techniques juridiques et financières sui generis que seule une perspective nouvelle permet d’embrasser dans leur totalité. Tel est le but de cet ouvrage qui décrit l’ensemble de la législation des Nations Unies dans ses grandes lignes jusque dans ses textes les plus détaillés et ce, aussi bien dans ses aspects généraux que procéduraux, une grande place étant accordée à la méthode et aux conditions de présentation des projets à l’approbation des Nations Unies. Enfin, les transactions relatives aux crédits carbone, notamment les contrats de vente et les opérations financières qui s’y rapportent y sont abordées sous la forme de l’étude commentée des différents modèles de contrats types.
Les entreprises et les juristes attendaient un tel ouvrage puisqu’il n’en existe aucun. Les premières y trouveront les informations pratiques leur permettant l’étude et la mise en oeuvre de leurs projets. Les seconds y découvriront, en outre, des éléments servant de base à une réflexion sur une branche nouvelle du droit.

Jean-Charles BANCAL, spécialiste du marché carbone au sein du cabinet d’avocats Fasken Martineau à Paris, est titulaire d’un Doctorat de l’Université de Lille et d’un LL.M de l’Université Harvard.

Julia KALFON, inscrite au Barreau de Paris depuis janvier 2006 et titulaire d’un DESS de Contentieux Arbitrage et Modes Alternatifs de Règlement des Conflits de l’Université de Paris II et d’un DEA de Droit Public des Activités Economiques de l’Université de Paris XII, est avocate au sein du cabinet d’avocats Fasken Martineau.

Yang LIU, expert du MDP et du marché carbone, est diplômé de HEC Paris et de Beijing Foreign Studies University. Il est actuellement Consultant senior au sein de Cap Gemini Paris.